Presqu’île de Rhuys – Novembre 2017
Rosa Cobos Aguirre et Patrick Noury m’accueillent un matin sur leur ferme, entre deux averses. Ils portent des pulls de leur production, vert pour elle et rouge pour lui. Dans la véranda voisinent un citronnier et des images au mur, photos de danse et représentations d’art amérindien. Patrick a une arrière-grand-mère Mic Mac, il a longtemps vécu près d’Albi. Rosa elle, vient du pays basque. Ils ont refait leur vie ensemble, elle a 58 ans et encore dix à travailler. Lui, déjà retraité, travaille quand même encore. Nous discutons autour de la table. Sur le dos de ma chaise une peau de mouton avec sa toison. Sur la tête de Patrick quand il sort pour fumer, un béret de berger en laine noire…mohair évidemment.
Des troupeaux et des huîtres
Le couple s’est installé en 2000 sur la presqu’île, non loin du bourg de Sarzeau. Au départ, Patrice, éleveur de chèvres laitières puis de brebis, mais aussi tondeur, passe souvent sur la presqu’île. Il s’y fait des amis chez les éleveurs et les ostréiculteurs : « je venais finir ma fin de saison ici avec mes enfants et on tondait sur les îles, les brebis des ostréiculteurs et voilà, c’était huitres, muscadet, et la visite des îles. ».
Quand ils se rencontrent avec Rosa, vient l’envie de changer de métier. Pourquoi pas la pêche ou a production de coquillages ? Mais ils déchantent vite : « On s’est rendu compte que ce n’était pas possible, que c’était très familial avec un investissement énorme, et donc on a cherché de la terre pour refaire ce qu’on savait faire. »
Une histoire d’amitié les lie plus particulièrement à la famille Rio, dont l’un des frères, lui aussi tondeur, décède précocement. C’est un autre membre de la fratrie, éleveur ovin, qui les accueille plus particulièrement à leur arrivée. Pour autant, il leur faudra deux ans pour trouver des terres. Selon eux, la pression immobilière n’y est pas pour rien, qui fait passer en constructible les terres aux alentours des bourgs et des hameaux. Mais s’y ajoute l’abandon de l’activité agricole par ceux qui possèdent encore la terre, au profit d’activités de service, avec la conversion de bâtiments agricoles en sites de gardiennage de caravanes, ou encore en gîtes. Finalement, c’est par un jeu de vases communicants assez singulier, qu’ils peuvent acheter quelques hectares. Patrice raconte :
« On était en contact avec quelqu’un qui voulait installer son fils à l’époque, en tomates industrielles, mais comme les tomates il fallait aller les livrer à Nantes, pour lui c’était pas du tout intéressant, donc il est allé s’installer à, dans le nord Bretagne, à Roscoff, par là. Et donc son père nous a vendu la terre au prix de la terre de là-bas. (…) Pour lui c’était, s’il se séparait de cette terre familiale, c’était pour que son fils trouve l’équivalent. »
Ils acquièrent donc au prix de la terre légumière du littoral du nord, un morceau de cette terre méridionale « qui s’inonde très vite et qui sèche très vite », comme partout sur la presqu’île. Mais c’était la seule option disponible. Deuxième casse-tête : pour pouvoir obtenir le permis de construire un bâtiment agricole – le domaine en est dépourvu, il leur faut d’abord un troupeau. Ils gardent donc leurs 20 premières bêtes un an en libre pâturage complet, avant de pouvoir les mettre à l’abri. Ils augmentent alors le cheptel à 70 mères en production.
Faire avec la nature
A Sarzeau, Patrice et Rosa élèvent les chèvres pour la laine mohair et la vente de reproducteurs. S’il a fallu défricher un peu les pâtures qui n’étaient plus utilisées depuis vingt ans, ils ont choisi de garder toutes les haies, héritées d’avant le remembrement. Rosa explique : « [les haies] nous on les a gardées (…) pour toucher le minimum possible la nature, juste les choses dont on avait besoin, mettre des clôtures, pour les chèvres, et sinon laisser au maximum la nature dans son état. ».
Puis les chèvres ont fait le reste, comme le raconte Patrice, devenu fin connaisseur du sol et du climat local : « L’intérêt pour nous c’est que les chèvres elles mangent du ligneux, elles mangent du lierre, elles mangent des ronces, elles mangent des chardons, elles ont besoin de beaucoup de cellulose par rapport à des brebis, des vaches ou des chevaux, donc c’est, tout l’été ici c’est sec du mois d’août au mois de septembre octobre, les premières pluies sont très tard à l’automne, à part cette année, donc elles mangeaient dans les bois et les friches en bas, les friches humides où aucune bestiole peut aller l’hiver parce que c’est des sagnes, quoi, des mouillères ». Ainsi les bêtes, au fil du temps, ont amélioré la terre. Leur fumier sert aussi à amender un grand potager, où les rangs de légumes alternent avec de petits arbres fruitiers, prunes, pommes et poires. Au fond du carré, un plan de courge court sur une botte de paille. Selon Patrice, le fumier des chèvres, qui mangent des ligneux et une grosse variété d’herbes, est particulièrement riche en matière organique et en phosphore.
Prenant le relai des ostréiculteurs qui avaient abandonné le pâturage insulaire, Patrice a été pendant cinq ans gardien de l’île d’Ilur sur la commune d’Arz, avant que le conservatoire du littoral en reprenne la gestion. Négociant avec les chasseurs, et parmi eux le préfet, pour qu’ils n’amènent pas leur chien à sanglier à la poursuite des faisans, et de son petit troupeau de boucs…
Le vêtement, « petit frère » de l’alimentaire
Si l’élevage ovin est bien représenté dans ce secteur du littoral, c’est beaucoup moins le cas de l’élevage de chèvres, et encore moins des chèvres angora, race qui permet la production de la laine mohair. Patrice fait partie des fondateurs de la filière en France. Après l’importation d’un petit troupeau depuis les Etats-Unis, vient la création d’une SICA* en 85-86, coopérative d’éleveurs, pour transformer en commun la toison brute avant de l’envoyer aux filatures, qui existent alors encore dans le Sud. En technicien aguerri, il se consacre aussi à la reproduction, jusqu’à devenir un sélectionneur reconnu au niveau national.
La sélection est cruciale car comme l’explique Rosa, « pour la chèvre angora, l’important c’est la qualité de la laine ». Puisqu’on ne produit pas de viande avec elle, ni de lait. L’homogénéité permet de récupérer une bonne quantité de mohair, et évite de trier, ce qui permet de ne perdre qu’un tiers du poids au cardage, contre 60% pour la laine de mouton. Ensuite « pour faire du produit, on besoin de moins de quantité de laine mohair, parce que le mohair est une matière très légère, qui garde la chaleur [du fait de la finesse et de la disposition des fibres, qui emprisonnent de l’air] ». Enfin, l’angora réfléchit la lumière, contrairement à la laine de mouton qui l’absorbe, ce qui permet de faire des couleurs plus vives. Avant l’invention des synthétiques, elle était utilisée pour ajouter de la brillance aux tissus. On comprend dès lors que la laine mohair brute se négocie autour de 50 euros le kg, contre moins d’un euro pour sa cousine ovine… Après cette leçon, Rosa et son mari se moquent de moi, largement vêtue ce jour-là de résidus de pétrole.
A Sarzeau, c’est Rosa qui s’occupe de la vente des créations textile en mohair, qu’elle dessine et confectionne aussi en partie. Ayant repéré à leur arrivée le potentiel de clientèle « qui habitait ici de mai à novembre, quasiment », elle vend d’abord sur les marchés de la presqu’île, dans les foires bio de la région, puis, très progressivement, à la boutique de la ferme.
« On a un produit de luxe dans le sens où aujourd’hui dans le textile, avoir un produit comme ça c’est rare et très précieux pour les gens qui aiment bien les fibres naturelles ». Le vêtement forme selon elle, avec l’aliment et le logement, l’un des trois besoins fondamentaux de l’espèce humaine. Et la laine a longtemps fait partie intégrante de la production agricole au même titre que le lin, le cuir… Et pourtant, la nature vestimentaire, et non alimentaire, de la production mohair, crée des difficultés pour bénéficier d’une reconnaissance en tant qu’agriculteurs. Du côté de la chambre d’agriculture, comme vis-à-vis d’Ecocert qui ne dispose pas de certification bio pour la laine, enfin, du côté de la vente sur les marchés. Ainsi, les créations textiles des éleveurs se retrouvent exclues du marché Bio de Sarzeau, devenu par la suite alimentaire pour ne pas exclure les maraichers non certifiés…Aujourd’hui, elle regrette que le vêtement soit devenu un « frère oublié de l’existence humaine ».
Le couple se considère bien avant tout comme éleveurs : « on est des agriculteurs, des paysans, qui avons un produit qu’on emmène jusqu’au bout ». Pour autant Rosa se fait plus facilement comprendre des artisans textiles. L’association Textile et métiers d’art de Bretagne regroupe ainsi une trentaine de créateurs qui travaillent des matières naturelles : « moi je suis, en plus de créatrice, productrice de laine ». Réciproquement, le fait de produire sa propre matière première place tout de même la créatrice dans une situation économique différente vis-à-vis d’un simple artisan :
« L’intérêt d’aller jusqu’au bout c’est qu’à chaque fois tu augmentes ta marge, c’est plus de travail, un travail différent, t’as l’élevage, la récolte, la tonte aussi, c’est encore un autre métier, et tu as tout le suivi de transformation, il faut que tu avances de l’argent, c’est pas comme un fromager qui fait ses fromages et puis hop il les vend, y a pas de, un fromager, d’intermédiaires, mais nous il faut qu’on aille jusqu’au bout, et il y a une immobilisation de produit, une transformation , ça met à peu près six mois entre la livraison de la laine et la récupération du fil ». En ajoutant le temps de la pousse de la toison, ce mode de fonctionnement demande de disposer d’un an de trésorerie.
Transmettre ?
Si la retraite approche à petits pas, l’exploitation de Patrice et Rosa est difficile à transmettre. En effet, ils n’ont plus le statut d’éleveur depuis qu’ils ont réduit la taille de leur troupeau et de leurs pâturages. Comme la surface minimale pour le statut d’éleveur est passée à 12 hectares, ils continuent leur activité comme autoentrepreneurs. De même pour la certification bio, il n’existe pas de forfait à prix raisonnable pour une exploitation de cette taille. Par ailleurs, l’habitat et le bâtiment agricole sont d’un seul tenant. Or Rosa et Patrice souhaitent rester vivre sur l’île. Mais ils sont prêts à transmettre leur long savoir-faire à qui voudrait se lancer dans l’élevage caprin.
Enfin, vendre leur fonds de commerce n’aurait aucun sens. Notamment parce que la clientèle ne fréquente plus autant la boutique depuis l’installation par la mairie, appuyée par la préfecture, d’une aire d’accueil des gens du voyage, à proximité immédiate du siège de l’exploitation. Cela a occasionné un âpre conflit. Si bien sûr les éleveurs sont favorables à l’opération d’accueil en elle-même, ils constatent malheureusement que leur clientèle, plutôt aisée car le mohair reste un produit haut de gamme, voit à présent le lieu comme « un quartier où il ne vaut mieux pas s’arrêter » … D’autant que la commune tarde beaucoup à leur fournir le panneau normalisé qui devrait légalement indiquer leur exploitation depuis la route**. Au-delà de leur propre fragilisation, cet épisode permet de mettre le doigt selon eux sur la politique d’intervention foncière de la commune, où les producteurs actuels ont peu leur mot à dire.
En quelque sorte, les voici à présent retranchés, à différents points de vue, dans une relative invisibilité. Ce qui ne les empêche pas de partager et transmettre. Ainsi, les terres laissées libres par la diminution du troupeau ont été confiées au paysan boulanger de la ferme de la Clef des champs. Par ailleurs, Patrice soutient beaucoup techniquement le travail de Denis Roullier, qui a créé une activité d’éco-pâturage (éco-pâturage du Golfe) après avoir quitté le service urbanisme de la mairie de Sarzeau, et découvre le métier d’éleveur sur le tas. Ce dernier utilisant des chèvres des fossés, les éleveurs échangent actuellement leurs boucs pour « renouveler le sang », faire de nouveaux essais de sélection… Une suite à cette histoire s’écrira donc pour les chèvres à la prochaine génération, et les fibres mohair ne sont pas prête d’arrêter de réchauffer Sarzeau !
*Société d’Intérêt Collectif Agricole
**Patrice et Rosa ne sont pas les seuls à réclamer en vain leurs panneaux, depuis l’interdiction d’indiquer soi-même son exploitation depuis la route. D’autres sont passés outre et ont laissé leur signalétique en place.