Presqu’île de Rhuys – Juillet 2017
La première fois que j’ai rencontré Gurvan Bourvellec, c’était au marché de Sarzeau. La ferme de Suscinio y vend ses fromages, ses yaourts…deux fois par semaine à Sarzeau, le jeudi et le samedi. Le camion est reconnaissable de loin, décoré de l’image d’un petit garçon habillé en costume traditionnel breton un genou à terre, près d’une vache bretonne pie noir. Se présentant comme un homme d’action, Gurvan semble un peu lassé de parler de son activité, surtout aux journalistes, auxquels il m’identifie. Le fait est que l’exploitation est visible dans les médias régionaux et locaux, et la « Tomme de Rhuys », son produit phare, citée comme exemple de production morbihannaise à déguster, dans les articles qui mettent en valeur le terroir alimentaire.
Je retrouve malgré tout l’éleveur sur la ferme un peu avant l’heure de la traite publique, à 17h30. Nous nous installons à l’une des tables devant la boutique. Les clients vont et viennent, il les salue.
Une construction progressive, tenant compte du contexte touristique
La ferme laitière créée par Isabelle et Gurvan Bourvellec tient son nom, Suscinio, du château situé non loin des terres que le couple a commencé à cultiver en 1999. Tous deux sont d’origine bretonne, mais non directement issus du milieu agricole : « on a sauté une génération, comme beaucoup ». L’installation sur Rhuys s’est faite petit à petit, en achetant au départ à peine un hectare de terres en friches, où le siège de l’exploitation a été installé. Aujourd’hui, la ferme en possède 22, auxquels s’ajoutent des terres exploitées pour la plupart sans bail de location véritable, « pour l’entretien », en accord avec les propriétaires. La construction du domaine a ainsi fait face à deux difficultés : le morcellement important du parcellaire, et l’attractivité de la presqu’île. De nombreux propriétaires souhaitent de fait conserver la possibilité de reprendre leurs terres quand ils le souhaitent, avec toujours en tête, l’espoir de les voir devenir constructibles, malgré les restrictions très claires liées à la protection du littoral.
La ferme possède une trentaine de vaches pie noire bretonnes ainsi que quelques cochons, sur des terres cultivées en bio. Pour autant ses produits ne sont pas labellisés, notamment parce qu’elle transforme également le lait de trois autres exploitations des environs :
« Nous on a trente-deux vaches. Mais on a un fonctionnement (…) un peu particulier parce qu’on a essayé de rentrer dans cette idée qui est de nourrir les gens, le ‘mieux’ possible, (…) on collecte du lait dans trois autres fermes en plus de la nôtre, pour justement essayer de pallier cette augmentation de la clientèle qu’il y a à la saison touristique. »
Le temps de mettre en place un outil d’exploitation et d’accueil adapté, les Bourvellec ont longtemps habité en mobile-home, et n’ont commencé à accueillir le public sur leur ferme qu’une dizaine d’années après sa création. Les visiteurs affluent à présent pour la traite des vaches, la vente à la ferme…et la visite d’une partie des installations, disposées comme en vitrine, de la laiterie aux enclos des jeunes porcs, visibles dans leurs enclos.
Développer sa marque
C’est d’abord sur les marchés de la presqu’île que la ferme a écoulé sa production laitière (lait, fromages, gwel, crème, beurre…). S’y s’ajoutent jus de fruits, conserves et colis de viande bovine et porcine. Les cochons sont nourris avec le petit lait et les sous-produits du fromage perdus lors de la fabrication. Aujourd’hui, la vente est toujours essentiellement directe sur les marchés de Sarzeau, St-Gildas ainsi que St-Jacques pendant la période estivale, ainsi qu’à la ferme. L’exploitation fournit également des restaurants locaux. Enfin, une fois par an, Gurvan Bourvellec fait le voyage jusqu’au Salon de l’Agriculture, à Paris.
Avec une poignée de producteurs et d’artisans de la presqu’île, ils ont créé dans ce but l’association « Produit en Rhuys ». Rassemblant produits de l’élevage et de l’ostréiculture, production de cidre, de biscuits…) elle s’est élargie depuis sa création avec l’absorption de la presqu’île dans l’agglomération de Vannes, pour devenir « Produit en Rhuys, Golfe du Morbihan ». L’éleveur explique sa démarche :
« Je reste convaincu et puis, l’histoire me donne raison, que le salon de l’agriculture est un salon agricole mais aussi un salon du tourisme. Puisqu’en fait, il y a énormément de gens qui se promènent pour chercher des destinations, ou en tout cas pour provoquer l’envie de partir dans les régions françaises. »
La fréquentation du salon de l’Agriculture, et plus largement l’exposition médiatique recherchée, notamment via la publicité, de la marque « produit en Rhuys », visent à associer la ferme à l’image touristique du territoire, tout en participant à façonner cette dernière : en effet, elle constitue une manière de mettre en avant les productions agricoles locales auprès d’un public d’abord tourné vers les plages et la mer. A les faire entrer, en quelque sorte, dans l’offre touristique.
L’attractivité saisonnière du territoire se révèle profondément structurante pour l’activité de la ferme. Depuis ma visite en juillet 2017, l’offre proposée aux visiteurs s’est d’ailleurs étoffée. Café-petite restauration, balade en calèche, et même, organisation de goûter d’anniversaire à la ferme : l’articulation entre production agricole et activités annexes, de l’ordre des loisirs, s’est ainsi renforcée au fil du temps. Sur la base de cette diversification, la ferme de Suscinio est devenue une entreprise qui, en plus du couple Bourvellec, a pu embaucher quatre salariés.
Des producteurs et leurs clients : l’épineuse question des inégalités de revenus
L’afflux touristique représente une opportunité économique claire, à condition, selon Gurvan, de pouvoir répondre à la demande. En contraste avec une approche qu’il qualifie de « décroissante », les Bourvellec cherchent plutôt à « créer des structures pour nourrir les gens qui viennent et donc, rapporter de la valeur économique, refaire vivre peut-être le secteur ». Il s’agit également, en développant une production conséquente, de s’adresser à un public large, pour éviter d’entrer dans une logique élitiste. Cette position se veut en porte-à-faux vis-à-vis des inégalités de classes qui structurent, selon lui, les relations entre producteurs littoraux et leurs clients :
« Les personnes qui vont vivre de ça ils ne vont pas avoir le salaire de ceux qui achètent le lait. (…) Il y a un décalage entre celui qui va acheter et celui qui va produire et ce décalage-là moi, je ne le veux pas. »
Le cas le plus flagrant se rencontre selon lui en milieu insulaire, où les logiques à l’œuvre sur le littoral sont encore exacerbées. Ces inégalités fleurissent finalement, paradoxalement, derrière une image valorisante du territoire, alliant protection de l’environnement, circuit-court et mise en valeur du patrimoine agricole local. L’exemple choisi pour illustrer cette idée, est la communication faite autour de l’installation d’une ferme laitière sur l’île d’Arz, qui selon lui ne pourra pas être rentable du fait de la pauvreté des terres, des aléas climatiques, et des fortes limites en termes de fertilisation, liées à la loi littorale. La ferme ne pourrait donc tenir que si elle est subventionnée, ce qui revient à « faire le coup de buzz en disant sur l’île d’Arz on a nos petits agriculteurs avec nos petites Bretonnes pie noire (…). Mais c’est que des retraités là-bas (…). Qui ont des sous, qui veulent absolument avoir, leur petit beurre, leur petit lait, leur machin. Donc on se paye le producteur. Quelque part c’est même…je trouve qu’il y a un côté un peu …châtelain quoi. »
Une ferme ouverte
A Suscinio, c’est Isabelle, « la petite souris » de la ferme selon ses propres dires, qui assure chaque jour la traite publique. Ce contact doit, pour elle, rester ouvert à tous et gratuit. Elle ne veut pas faire dans la « pédagogie » c’est-à-dire proposer des moments dédiés, payants, où les visiteurs seraient « moutonnés » dans des parcours fléchés. Ce n’est donc pas une ferme pédagogique mais une ferme ouverte où les gens peuvent voir, être au contact, apprendre. Malgré tout, s’exposer ainsi représente une démarche exigeante : « on est scruté, les gens posent des questions impertinentes ». Il faudrait savoir répondre à tout… Le public, à la boutique comme à la traite, apparait varié en âge, comme en appartenance sociale. Pour autant, si les éleveurs cherchent à se rendre accessibles à une clientèle populaire, la démographie de Rhuys étant ce qu’elle est, cette ouverture permet aussi aux ménages les plus aisés de profiter des joies de la ferme. Ainsi, hasard, la première personne avec laquelle je discute pendant qu’Isabelle fait sa démonstration, se révèle être un négociant international en sucre, habitant à Dubaï avec sa femme originaire de Noyalo, et leurs enfants : en visite estivale dans leur pied-à-terre familial, ils sont venus montrer à leurs trois enfants comment ça se passe à la ferme…