Anne-Gaëlle Beurier
De février à août 2019, j’ai effectué mon stage de fin d’études au sein du programme Parchemins. Il portait sur l’analyse des activités de conception et d’intermédiation mise en place par Parchemins. Laissez-moi vous expliquer de quoi il s’agit.
« Parchemins », vous l’aurez peut-être compris, n’est pas tout à fait un programme scientifique comme les autres. Il est composé d’une quinzaine de chercheurs et de chercheuses relevant des sciences des sciences biophysiques, des sciences de l’information, mais aussi des sciences humaines et sociales. En outre, il poursuit un objectif de création de connaissances : documenter dans leurs diversités les spécificités de l’agriculture en zone littorale, ainsi que ses pressions et transformations[1]. Mais encore, le programme vise des objectifs un peu plus originaux qui le situent dans le spectre de la « recherche-action » : ouvrir des espaces d’expression et de réflexion aux acteurs locaux, rendre disponible et vivante la parole des agriculteurs travaillant en zone littorale.
Pourquoi ces objectifs ? Les concepteurs et conceptrices de Parchemins estiment que les données de recherche produites jusque-là sur l’agriculture en zone littorale sont insuffisantes tandis que les problèmes qu’elle rencontre soulèvent de vives questions sociales et politiques. Notamment, les questions de pollution de l’eau ont concentré le regard des scientifiques et des médias sur agriculteurs du littoral breton. Dans le cas des instances où se discutent ces problèmes, les agricultrices et les agricultures n’arrivaient pas toujours à communiquer leur expérience. De plus, pour les scientifiques qui essaient de résoudre les problèmes de pollution de l’eau avec les agriculteurs et d’accompagner vers une transition des systèmes de production, il n’est pas toujours facile de se positionner : comment co-construire les connaissances ? Comment ne pas apparaître comme des prescripteurs ? Ainsi, les chercheurs et les chercheuses de Parchemins sont animés par l’intention, différente pour chacun et chacune, de faire de la recherche un peu autrement : co-construire les connaissances avec les autres acteurs – on peut appeler cela la pratique du pluralisme épistémologique —, les rendre disponibles et accessibles à qui pourrait s’en saisir pour mener ses propres recherches (démocratiser la science) et changer une situation — ici les conditions du débat autour des questions d’agriculture littorale vues comme problématiques.
Et l’intermédiation, qu’est-ce que c’est ? Le programme Parchemins propose de répondre aux objectifs quenous avons énumérés en effectuant un travail « d’intermédiation ». Afin d’accompagner un changement, les acteurs intermédiaires aident des groupes sociaux différents à construire et identifier un problème en commun, parfois aussià se fixer des objectifs et à établir des solutions. L’intermédiaire est un peu comme un passeur entre plusieurs mondes, il cherche à articuler les connaissances produites par les scientifiques avec cellesque portentles différents individus (ou mondes sociaux) en vue d’une compréhension commune[1]. Ainsi, Parchemins peut être vu comme un dispositif intermédiaire. À Parchemins, nous pouvons identifier trois activités d’intermédiation : les productions radiophoniques ; l’organisation d’espaces de délibération comme les Rencontres de Kervic ; l’ouverture des données de la recherche.
Mon étude. L’enquête que j’ai effectuée dans le cadre de mon stage de fin d’études consistait dans ce contexte à analyser les activités mises en place par les scientifiques de Parchemins. Plusieurs questionnements ont structuré mon enquête : comment ont-ils et elles perçu et se sont-ils et elles approprié cette intention d’ouverture de la science ? Par ailleurs, j’ai supposé que ces pratiques différent des activités classiques du chercheur ou de la chercheuse, qu’elles allaient peut-être se confronter aux normes et aux cadres traditionnels de la recherche et qu’elles allaient impliquer pour leschercheurs qui s’y engageaient autant d’épreuves que d’occasions d’apprentissage. Finalement, je me suis demandée quels effets ces activités avaient eu sur les pratiques des chercheurs et sur leurs intentions de transformationde la situation. En somme, j’ai cherché à observer en quoi pouvait consister l’ouverture de la science, en pratique.
Pour répondre à ces questionnements, j’ai effectué une enquête ethnographique en combinant une présence continue à la station INRA de Quimper, avec des séquences d’observation et d’interaction plus ciblées. J’ai notamment réalisé 19 entretiens avec les membres de l’équipe scientifique de Parchemins – permanents ou stagiaires —, et 20 entretiens avec les partenaires du projet: documentaristes, photographes, agriculteurs, bénévoles, membres d’associations, financeurs, etc. J’ai également étudié l’ensemble des productions intermédiaires des chercheurs et chercheuses, assisté à certaines réunions de travail et eu accès à certains documents témoignant des activités de recherche du programme.
Quelques résultats. Cette étude a montré que derrière une intention commune de faire de la recherche un peu autrement, chaque chercheur et chercheuse entretenait un rapport différent à l’ouverture de la recherche, selon sa discipline et ses expériences personnelles : ils et elles investissaient chacun à leur façon les activités d’intermédiation. De plus, si ces activités demandent un tel ajustement qu’elles constituent parfois des épreuves pour les scientifiques et peuvent aboutir à des blocages, les chercheurs et chercheuses ont néanmoins adapté leurs pratiques au fil du temps, par tâtonnement. Concernant les effets des activités d’intermédiation sur les intentions du collectif, l’étude des Rencontres de Kervic a été particulièrement éclairante. Cet événement a été l’occasion d’observer, à petite échelle, le rôle du travail de l’intermédiaire — ici le chercheur — dans la construction d’une représentation commune d’un problème. D’ailleurs, la configuration des Rencontres avait ouvert à une requalification d’autrui qui a engendré des déplacements dans la perception que les participant.e.s avaient des agriculteurs. Mon étude conclut sur le fait que les activités d’intermédiation ont bel et bien pu engendrer une reconfiguration des conditions d’expression autour des questions d’agriculture littorale ; cependant, la pratique de ces activités a été coûteuse pour les chercheuses et les chercheurs qui s’y sont engagés. D’ailleurs, même pour un collectif organisé pour y faire face comme Parchemins, la confrontation de ces activités avec les normes et les cadres de l’activité scientifique a limité la capacité d’auto-organisation du collectif.
Pour vous donner le ton du mémoire : dans ce travail, la science, ses chercheurs et ses chercheuses s’y découvrent non sous les traits de scènes froides, rigides et distantes telles qu’on peut les imaginer à l’évocation du « monde académique », mais comme une histoire contenant ses aspirations et ses poésies, ses craintes et ses drames.
« Le paysage de la recherche n’est pas un contexte invariant ou une scène rigide. On y entre, on y sort, on circule… Il est traversé par des forces qui limitent, contraignent, contiennent, alors que d’autres ouvrent des portes, composent de nouvelles alliances. Le paysage de la recherche fait la recherche et ses résultats et, en même temps, la recherche crée son paysage. Un et multiple, solide et fragile, le paysage de la recherche mérite alors d’être raconté par des conteurs nombreux, des “nous” qui en sont familiers, des praticiens et aussi des poètes au sens premier de ce terme, puisque, étymologiquement parlant, la poésie consiste à fabriquer quelque chose qui n’a de compte à rendre qu’à soi-même »
Catherine Moujenot, Raconter le paysage de la recherche (2011)
Finalement, je profite de cette ouverture pour remercier du fond du cœur l’ensemble de l’équipe scientifique Parchemins, qui m’a accueillie et qui s’est confiée à moi, ainsi que tous les partenaires de Parchemins que j’ai rencontrés au cours de mon enquête et avec qui j’ai partagé un bout de chemin.
Et pour ceux dont la curiosité aura été piquée par ce teaser, retrouvez le mémoire sur la page « Publications scientifiques »
Beurier, A.-G. (2019), « L’intermédiation à l’épreuve de la pratique — Analyse des activités de conception et d’intermédiation au sein du programme de recherche coopérative ‘Paroles et chemins de l’agriculture littorale’ (2016-2019) », Mémoire de Master 2 Gouvernance de la Transition, Ecologie et Société, AgroParisTech, 162 p.
[1] Si vous souhaitez savoir ce qu’il en est, il y a déjà quelques résultats qui vous sont disponibles à la page suivante. Vous pouvez notamment consulter le mémoire de Marie Pot « Caractérisation de la diversité de l’agriculture d’un territoire littoral : la Presqu’île de Rhuys » et celui de Jérôme Cardinal « L’insertion territoriale de l’agriculture : mise en perspective entre l’île de Bréhat et Ploubazlanec (Côtes-d’Armor) ».