Décembre 2017. La tempête m’a précédée chez Hubert Jacob, à Paimpol. Il écourte sa journée de travail pour venir me parler des changements que connait l’agriculture sur le littoral du Goëlo. Il m’ouvre sa maison, et, bien à l’abri du vent et du froid, sur une longue table de ferme, il commence à me parler du temps.
Du temps qui passe, du temps qui change. A la fois passionné d’histoire et observateur, il m’évoque avec précision aussi bien les changements climatiques qu’il note sur le littoral du Goëlo, que l’évolution socio-historique de cette côte bretonne. Hubert Jacob se balade avec aise à travers les âges, dans un monde agricole qu’il connaît si bien. Issu d’une famille d’agriculteurs (depuis 15 générations), père de deux jeunes légumiers récemment installés dans une commune voisine, lui-même légumier, et impliqué plusieurs instances agricoles [1], il embrasse les changements qui touchent l’agriculture sur le littoral du Goëlo avec un regard très large.
Nous parlons des liens qui existent entre la terre et la mer à Paimpol :
« A chaque fois que la Bretagne s’est enrichie, elle s’est toujours enrichie par le biais de la mer. Terre et mer sont toujours liées. On peut remonter jusqu’à 1000 ans avant JC, c’est toujours pareil. »
Puis, il me raconte ces liens. Le commerce maritime des denrées agricoles sur la côte du Goëlo a été facilité par la construction d’un port à Paimpol la fin du XVIIIème siècle. L’export vers l’Angleterre et la Mer du Nord de pommes, de cidre, de blé, de lin, de chanvre et de bois, a enrichi la région Paimpolaise et les producteurs locaux. A la fin du XIXéme siècle, l’introduction de la pomme de terre devient une nouvelle source de richesses par l’exportation. En 1905, l’ouverture d’une ligne ferroviaire reliant Paimpol à Guingamp par Pontrieux ouvre le commerce de légumes primeur vers nombre de villes françaises, dont Paris.
Les coups d’arrêt portés par les deux guerres mondiales et la crise de 1929 fragilisent les familles d’agriculteurs. Avec les 30 glorieuses, et la création de coopératives dans les années 1960, le commerce se réorganise à nouveau un peu partout en France. En 1972, la création de la société BAI (Bretagne Angleterre, Irlande, ou la Britanny Ferries) ouvre à nouveau des marchés Outre-Manche.
Flux et reflux.
Dans le récit d’Hubert Jacob, la mer s’est retirée à la fin des 30 glorieuses. Ou peut-être un peu avant. Ce fut un départ discret. Elle laisse la place à d’autres forces et éléments de contexte qui semblent plus structurants : là où elle était nécessaire pour vendre les surplus et créer de la richesse, elle passe au second plan. Les légumiers se sont peu à peu tournés en priorité vers les habitudes alimentaires des consommateurs, les évolutions des techniques de culture et de conservation des légumes, et surtout vers l’ « Europe ». L’Europe, c’est aussi bien la Politique agricole commune, qui réorganise les territoires et les productions dans les années 1990, que des marchés qui s’ouvrent, des concurrents qui émergent, ou les jeux de dévaluation des monnaies qui ont affaibli la profession dans les années 1990. Un quart des agriculteurs locaux doivent changer de métier, acculés. Cette difficile décennie a laissé des traces dans les mémoires et sur les paysages.
Aujourd’hui, 80% des productions de légumes sont écoulées dans d’autres pays que la France – essentiellement en Europe. Hubert Jacob me fait faire un voyage virtuel, qui passe par le Chili, le Pérou, l’Afrique du Sud, l’Egypte, le Maroc et la Russie. Tous ces pays desquels les producteurs de légumes sont interdépendants :
« On est un jardin dans un paysage de productions mondialisées. ».
Je pense aux champs, attenants à sa maison, aux tunnels de l’autre côté de la route, et aux 50 hectares qu’il cultive avec sa femme et ses salariés dans un rayon de quelques kilomètres. Et j’ai le tournis.
On n’entend plus la mer. Elle est passée au second plan.
Puis il y a le reflux. La mer se rapproche à nouveau. Le climat océanique, hivers doux et étés frais, se dérégule. La capacité des légumiers à vendre à l’international est pour grande partie favorisée par la douceur climatique, charriée par le Gulf Stream. Quand d’autres agriculteurs européens doivent faire face à des hivers rigoureux, ou à de trop fortes chaleurs, les légumiers bretons sont à l’avantage, et reprennent la place sur les marchés internationaux. Cette particularité s’estompe avec le réchauffement climatique : les jardins sont de plus en plus en concurrence. Les sécheresses se multiplient, les attaques fongiques deviennent récurrentes, et fragilisent encore les jardiniers bretons.
La proximité de la mer offre aujourd’hui quelques avantages aux serristes (agriculteurs ayant des productions sous serres de verre), en régulant les températures des serres en été. La production locale de tomates en bénéficie aujourd’hui. Cette culture est devenue majoritaire, et a supplanté les cultures traditionnelles que sont les pommes de terre, les choux et les artichauts.
Ce moment d’échanges avec Hubert Jacob me donne le sentiment d’être dans un territoire aux équilibres fragiles et incertains, et en constante réinvention.
[1] H. Jacob est vice-président de l’Union des Coopératives de Paimpol et de Tréguier (UCPT), président du Groupement des Primeuristes Goëlo et Trégor (GPGT) et membre du comité national des Appellations d’Origine Contrôlée