Cristi Cohen est une femme qui a un attrait de longue date pour l’agriculture, et qui a observé, avec des yeux d’enfant, d’économiste et de consommatrice, différents modes d’inscription de ce secteur d’activité dans un territoire – inscription géographique, humaine et économique.
Aujourd’hui, sa relation à l’agriculture s’est intensifiée. Toujours soucieuse de la place que prend l’agriculture sur un territoire, elle se questionne et elle questionne en tant que citoyenne la place que l’activité agricole devrait avoir sur son île, l’île d’Yeu, dans une perspective de développement durable. L’intrication de cadres législatifs et d’histoires familiales tissent un réseau de contraintes foncières aujourd’hui trop fortes pour laisser une place pérenne à l’agriculture. Les mutations socio-économiques des dernières décennies lui donnent un statut incertain. Dans un monde en transition, quelles impulsions donner pour laisser une chance à l’agriculture de perdurer voire de se réimplanter sur des territoires insulaires ?
Pour ne pas se laisser dépasser par les forces propres à chaque territoire insulaire, pour mutualiser les connaissances et les initiatives déployées dans les îles de la façade Atlantique, des acteurs – citoyens, agriculteurs, fonctionnaires – au nombre desquels fait partie Cristi, se sont depuis peu mis en réseau, avec le Réseau Agricole des Îles Atlantiques.
En retraçant sa trajectoire personnelle, Cristi nous dit beaucoup des enjeux dans lesquels est prise l’agriculture sur des territoires insulaires où les problématiques que l’on rencontre sur le littoral sont exacerbées. Par ailleurs, ce témoignage met en valeur le fait de porter une attention à l’agriculture charrie un ensemble d’autres engagements territoriaux qui englobent et dépassent la seule activité agricole.
TÉMOIGNAGE CONCERNANT MON IMPLICATION DANS L’ACTION LOCALE POUR UNE AGRICULTURE ÉCOLOGIQUE ET ÉCOCITOYENNE
Je vis à l’Ile d’Yeu depuis 2005. Je suis retraitée et j’ai 72 ans.
Depuis mon plus jeune âge, la terre, les légumes et les fruits m’ont semblé de la plus grande importance. A l’âge de douze ans je découvrais, du haut de l’Alhambra, le fabuleux système d’irrigation construit par les arabes avant qu’ils ne soient chassés d’Andalousie par Isabelle la catholique en 1492. J’ai alors compris que la terre et l’activité agricole s’inscrivaient dans le temps long de l’histoire de l’homme. La même année, j’ai découvert ce qu’était le métayage dans le Sud-Ouest de la France, à côté de Cahors. Je ne sais plus à quelle occasion le propriétaire du domaine avait convoqué ses métayers. Peut-être à l’occasion du dimanche des rameaux ? Voir ces hommes, des paysans revêtus de leurs vastes blouses bleue-nuit aux manches bouffantes, tenant maladroitement une fine flûte de mousseux entre leurs doigts abîmés par le travail de la terre, alignés et gauches devant le maître aux côté duquel se tenait le curé du village, m’a décillée sur les rapports de classes dont j’ignorais alors, l’essentiel. Plus tard, « Que viva Mexico » (film de S. Eisenstein) et d’autres « événements » marquants m’ont donné envie de participer à des réformes agraires. Les formes de propriété et d’usage de la terre, ainsi que le statut des paysans, me sont apparus comme étant des éléments essentiels dans l’histoire de l’humanité. Lors d’une vente sauvage de choux fleurs sur le Pont de l’Alma à Paris (en 1960 ?) j’étais aux côté des paysans Bretons « montés » à Paris avec leurs tracteurs. J’avais quinze ans. René Dumont, et les fondateurs de l’écologie française étaient dans mon paysage familial.
J’étais mauvaise en mathématiques et n’ai donc pas pu faire « Agro ». J’ai « fait sciences éco ». Pourquoi personne ne m’a dit à l’époque, Installe-toi paysanne ou bien épouse un paysan, je ne sais pas ! A l’époque, en France, on était encore paysan de père en fils, il y avait peu de néo-ruraux… et puis ma mère était violoniste, mon père ailleurs, je vivais en ville…
Bien plus tard, enseignante en Classes préparatoires aux Ecoles de commerce, je commençais mes cours par les grandes négociations commerciales concernant l’agriculture dans le cadre du GATT[1], puis de l’OMC. Immanquablement les élèves me disaient, Mais madame, l’agriculture, ce n’est pas vraiment au programme ! Ce à quoi je répondais, Ah ! Oui ? Eh bien c’est dommage car pour vivre, voyez-vous, il faut manger et au niveau mondial il n’y a « que » 70% d’hommes et de femmes qui sont paysans !
J’ai commencé à me poser des questions sur le modèle agricole industriel français d’après-guerre à la fin des années « 70 ». En 1982, lors du tournage d’un film pédagogique sur la Politique Agricole Commune pour l’éducation nationale, j’ai réalisé que quelque chose ne tournait pas rond du tout : je faisais le tour d’une exploitation de 400 ha en 4X4 avec un homme qui ne parlait que chiffres, ordinateurs, spéculation, cours mondiaux et tennis. J’en étais restée comme deux ronds de flan ! Qu’est-ce que je faisais là ? Je voyais, in live, les résultats de la PAC. Exportations, désertification de la terre, méthodes industrielles, productivisme, mondialisation, biodiversité et paysages en berne. La terre n’était plus qu’un support. On lui avait ôté son pouvoir de vie. Je regardais la pluie tomber à travers la vitre de la voiture lorsque le « paysan“ m’avait dit, tout sourire : Pour moi, c’est comme s’il pleuvait des dollars !
Et puis, j’ai eu des cancers de la cavité buccale. J’ai changé d’alimentation et d’hygiène de vie. J’ai réalisé que le goût, la couleur, la saveur, la texture, les vitamines et les qualités nutritionnelles prenaient tout leur sens avec le sourire du maraîcher ou de l’éleveur. Me nourrir devenait un choix, un acte solidaire, un acte social, l’exercice d’une liberté. J’ai quitté la ville et suis partie à l’Ile d’Yeu, que je connaissais depuis longtemps. J’ai rencontré des paysans, lu, étudié, écouté. J’ai réalisé que si je voulais manger bon, bio, de qualité et favoriser une plus grande autonomie alimentaire locale il fallait que je me mobilise. Ce que je fais depuis dix ans, à raison d’un volant d’heures de bénévolat non négligeable par semaine. Je note ce temps de travail, car j’estime que ce que je fais est créateur de richesse, de lien social, de biodiversité, et même d’emploi ! Bref, je « produis » du développement durable. Je fais un travail socialement utile, bien qu’il ne soit pas comptabilisé dans le PIB et donc pas considéré comme générateur de croissance. Parfois j’ai l’impression de faire un travail « transparent ». Pas rémunéré, donc invisible et du coup inexistant. Cependant, pour moi, c’est tout l’inverse. De plus, cet engagement est générateur de plaisir, et d’intégration humaine et sociale. Ce n’est pas que par altruisme, pas que pour les générations futures, c’est aussi pour moi ici et maintenant que j’agis.
En 2009, j’ai participé à la création du Collectif agricole de l’Ile d’Yeu, afin de soutenir les producteurs existants et les porteurs de projets. J’en anime le Blog. Le principal frein au développement de l’agriculture étant l’accès au foncier, j’ai contribué à la création du projet nommé Terres Fert’île, puis à la mise en place et au fonctionnement du CDA (Comité de développement agricole). Il s’agit de convaincre les propriétaires d’une multitude de mini parcelles (classées en Zone agricole au PLU) qu’il est temps de défricher, d’entretenir leur bien et de rendre la terre à sa vocation nourricière. Il faut aussi convaincre les producteurs déjà installés que si on veut développer le circuit court et avoir une agriculture pérenne sur le long terme, il faut accepter de nouveaux porteurs de projets, créer une dynamique. Nous discutons des modalités d’installation, des filières, des circuits, et des formes de commercialisation. Cela se fait petit à petit et ensemble, même si des désaccords surgissent. Le CDA est un lieu d’écoute, d’échange et nous avançons lentement, mais au consensus. A l’apprentissage de la coopération s’ajoute une montée en compétence de tous. Observer et participer à ce processus intégratif est passionnant, bien que parfois décourageant.
L’Ile d’Yeu était quasi autonome sur le plan alimentaire jusqu’au tournant du 19ème. Aujourd’hui, la principale activité de l’ile est le tourisme (bien devant la pêche, activité dominante au XXème siècle.). Selon moi, cette dérive au profit d’activités tertiaires et au détriment d’activités primaires plus autonomes, est la voie du « sous-développement » et de la dépendance, bien que les revenus captés soient importants dans le court terme, je l’admets. Nous ne partageons pas tous ce point de vue, loin s’en faut ! L’élaboration d’une perception commune du « durable » ou « soutenable » et les conflits d’usage sur le territoire insulaire sont, on le comprend, complexes et intenses. Il faut par ailleurs convaincre le Département que sur les terres dont il est propriétaire (terres classées « Espace Naturels Sensibles »), le paysan à qui il confie la gestion des parcelles doit pouvoir vivre de son travail, si l’on veut que son activité soit pérenne et contribue par ses externalités à la préservation de l’environnement, de la biodiversité et des paysages. Bref, au-delà des formes de propriété (privée, municipale, départementale, collective…) et des réglementations (Natura 2000, Naturel, ENS, etc.), quel usage veut-on de la terre, ce bien commun ? Ces questions me passionnent.
Mobiliser le foncier, constituer des ensembles de parcelles cohérentes cultivables ou pâturables, défricher, réhabiliter les terres, faire appel à des porteurs de projets… Il y a du pain sur la planche pour assurer l’avenir. Au VII siècle, ce sont les moines qui avaient défriché l’île. Mais il n’y a plus de moines. Aujourd’hui, le portage du projet Terres Fert’île ne peut qu’être que collectif compte tenu du coût élevé du processus. Après-guerre, il y a eu en France un grand mouvement de remembrement pour permettre le développement d’un nouveau modèle agricole. Ce processus n’a pas atteint l’île d’Yeu où le parcellaire est divisé à l’extrême. Il y a aujourd’hui quelque chose en devenir qui pourrait porter le nom de réforme agraire… Pour aller vers quel modèle d’agriculture ? On évoque la « transition agricole et alimentaire » ou « un modèle alternatif agro écologique ». Ce n’est pas encore très clair. En tout état de cause il s’agit de savoir comment manger mieux, localement, d’assurer une vie décente aux agriculteurs et de préserver notre environnement et la biodiversité.
J’ai aussi participé à un jardin partagé, puis amélioré mon petit potager et je me suis rendu compte que ce n’est pas simple de faire pousser des légumes et tailler les fruitiers ou d’élever des bêtes. J’ai réalisé que celui qui travaille la terre doit savoir beaucoup de choses : observer, apprendre, être polyvalent, s’améliorer, se remettre en question et espérer la récolte à venir. Pas facile d’être paysan ! Pas facile du tout ! Et puis, il faut aussi, me semble-t-il, favoriser la prise de conscience d’une population encore largement soumise au modèle de consommation industrielle consumériste. Les consommateurs ont un rôle à jouer. Alors j’ai animé, depuis huit ans maintenant, les Semaines pour les alternatives aux pesticides de Mars. Nous avons fait des débats au cinéma de l’Ile. Nous avons créé une « Charte pour une Île sans pesticides ». Nous sommes aujourd’hui cinq partenaires, quatre associations et la municipalité, pour animer la Charte et diffuser les « bonnes pratiques au naturel » dans les jardins, les potagers et les espaces verts. Nous faisons des choses avec des Collégiens. Nous espérons des cantines en partie fournies en bio et en local. Nous espérons un travail de fond sur la prévention et l’alimentation avec le corps médical. Mais pour changer et améliorer le contenu de nos assiettes il y a beaucoup à faire.
Chemin faisant, mes activités se sont élargies à une jeune association de recyclage, Le Container (objectif : éviter que les containers repartent en bateau vers le continent, pleins de nos déchets) : un dimanche par mois nous faisons « Atelier commun » pour réparer les vélos, les meubles en bois, fabriquer des cosmétiques avec des produits naturels, coudre, etc. Le local de ces » Répare tout’ “ sans chauffage s’ouvre sur la mer : on n’a pas chaud, mais c’est sympa et on apprend des gestes d’autonomie, on partage.
Il y a aussi une réflexion à mener sur l’autoconsommation, les micro fermes, les projets de vie et le désir de retour à la terre et à la nature… Dans un monde où le marché du travail explose et laisse sur le bas-côté une foule de jeunes et moins jeunes chômeurs, il y a matière à inventer.
Au fil du temps nous avons tissé des liens avec le continent, notamment grâce à Terres de liens, à la Confédération paysanne, au Gab 85, à l’ADEAR, à la CIAP44 (Coopérative d’installation paysanne), à la LPO et aux mouvements citoyens que nous avons rencontrés. Sortir de l’isolement insulaire est important, pour s’appuyer sur ceux qui sont déjà « devant », mais aussi pour se rendre compte qu’on avance avec les autres, qu’il y a un mouvement et qu’on en fait partie.
Enfin, depuis 2011, nous avons réalisé que les autres îles de la façade atlantique française, de Bréhat à l’Ile d’Aix, et deux presqu’iles – Ré et Oléron – avaient des envies, des projets et des difficultés semblables aux nôtres à promouvoir une agriculture écologique et durable. Alors, nous nous sommes rencontrés, nous avons mutualisé nos démarches et nos outils, et nous venons tout juste de créer RAIA, fin janvier 2018, l’Association Réseau Agricole des Iles Atlantiques.
Il y a une énergie formidable dans tous ces réseaux humains, il y a un espoir de résilience magnifique, et des rencontres. J’ai le sentiment (ou serait-ce seulement de l’espoir ?) que la mayonnaise prend, et je m’en réjouis profondément.
Voilà pourquoi et comment je suis devenue consom’actrice. Et je ne le regrette pas : cela éclaire ma troisième ou quatrième vie (je ne sais pas comment il faut dire).
En tout cas, merci à tous de m’y avoir fait une place.
Ile d’Yeu, le 3 Février 2018
Cristi Cohen
Secrétaire du Collectif agricole de l’île d’Yeu
[1] General agreement of tariffs and trade, ou Accord général sur les tarifs douaniers et de commerce