Presqu’île de Rhuys – février 2018
Sarzeau, village de Brillac. En allant vers la pointe de Bernon, la ferme de Beau Soleil s’annonce par un grand épi de métal jaune fiché en terre, ainsi qu’une enseigne Démeter, label de l’agriculture biodynamique. Rencontre avec Claudine et Guénaël Morice, un jour de février 2018, en compagnie de Marie Pot, autre membre du projet Parchemins. Nous prenons place autour de la table de la salle à manger. Claudine se lève régulièrement pour répondre au téléphone : ce sont des clients qui appellent pour le gîte justement nommé Mer : l’exploitation de la famille Morice, dont une partie des terres donnent directement sur le Golfe du Morbihan, a véritablement les pieds dans l’eau.
A pied depuis le Finistère
Ce sont les grands-parents de Claudine, elle-même retraitée depuis peu, qui ont acheté cette ferme en 1930, à une époque de migrations importantes d’agriculteurs depuis le Finistère vers le Morbihan : « ils sont venus ici en train avec le papi, la mamie, les quatre fils, la bonne, le troupeau de vache, et les chevaux. En train, de Douarnenez à Vannes. Après ils sont venus à pied. Et…ils ont fait polyculture élevage, c’est-à-dire qu’ils avaient des vaches, ils trayaient leurs vaches, ils récupéraient le lait, ils faisaient du beurre (…) et ils élevaient des cochons avec le petit lait et les petits veaux. Et mes parents ont fait pareil ».
Elle-même ne se destine pas tout d’abord à reprendre l’exploitation. Elle travaille dans l’administration, et son mari est pêcheur. Originaire de Quiberon, Guénaël qui prévoyait de devenir ostréiculteur à Plouharnel, s’installe finalement comme pêcheur sur la presqu’île de Rhuys, lorsque sa compagne reprend l’exploitation familiale, en 1988. C’est donc une configuration plutôt rare qui se dessine ici : une paysanne et un pêcheur. Le bateau de Guénaël s’amarre à Port Navalo, Saint-Jacques… Claudine vend le poisson sur les marchés après la traite matinale. Puis leur double activité les incite à faire évoluer le type de production : « comme on était pêcheurs et paysans on n’a pas fait les vaches à lait, on a fait les vaches à viande, parce que ça demandait moins de contrainte ». Finalement, Guénaël cesse la pêche en 2003 pour rejoindre Claudine sur la ferme : « J’étais destiné à aller à la mer, et j’ai fini à la terre. Ça ne se commande pas. On ne commande pas notre avenir. »
Faire avec la terre d’ici
Aujourd’hui, la ferme produit viande bovine, poulets de chair et céréales. Elle est labellisée en biodynamie depuis 2000. Très investi dans le réseau Déméter, Guénaël préside, au moment de notre rencontre, l’association Buez an Douar [la vie de la terre], qui regroupe trois départements bretons (Morbihan, Finistère et côtes d’Armor).

Les pratiques biodynamiques visent selon lui notamment à compenser la pauvreté des terres de la presqu’île, sujettes à d’importances sécheresses estivales. Ainsi, Beau Soleil s’étend sur 180 hectares de terres dédiées à la prairie et aux cultures céréalières, mais « elles ne sont pas bonnes du tout, justement avec la biodynamie le but c’est de l’améliorer aussi, on améliore un peu la structure du sol (…) on a pas des sols riches comme, le centre Bretagne. On n’est pas à Pontivy. [Rire de Marie qui vient de Pontivy]. Mais bon on fait avec. (…) A Pontivy avec un hectare ils vont nourrir trois vaches, nous ici avec un hectare on nourrit à peine une vache. Parce qu’il y a un manque d’eau considérable, l’été. C’est ça qui nous tue… c’est le manque d’eau l’été. Mais bon il y a les touristes alors on ne peut pas tout avoir. »
180 hectares, ce n’est pas rien. Mais la ferme n’en possède qu’une partie, la plus grande part étant louée à d’autres agriculteurs dont l’outil de travail (les bâtiments) ont été transformés, par exemple, en entrepôts de stockage de caravanes. Or dans le même temps, pour ceux qui ne cultivent plus, vendre les terrains reviendrait à renoncer à l’espoir de les voir passer constructibles. Donc ils louent. Comme l’explique l’éleveur, on assiste ici à une dissociation entre la terre et les bâtiments agricoles, alors que ces derniers remplissent à présent d’autres fonctions.
Veaux, vaches…poulets !
Le couple travaille à présent avec leur fils, aujourd’hui associé en GAEC avec son père. Pour dégager un nouveau salaire, l’exploitation a développé une deuxième activité d’élevage : en plus de la production de viande bovine, écoulée au niveau régional via la filière Bretagne Viande bio*, elle élève également un millier de poulets de chair (trois à quatre lots de 300 chaque année), qui sont eux, vendus sur la presqu’île, sur le marché de Sarzeau ainsi qu’au magasin de producteurs Court Circuit. C’est d’ailleurs de ce dernier qu’est venue la demande, et donc l’idée, de développer cette activité de production de volaille. En effet, le magasin cherchait à inclure des produits carnés dans sa gamme, tandis que pour la ferme de Beau Soleil, écouler des carcasses bovines en circuit-court à cette petite échelle apportait une trop grande complexité logistique : ils se sont donc mis d’accord sur les poulets.
Leur fils a également tenté de développer une activité de production en poules pondeuses à une échelle plus importante. La construction du nouveau bâtiment était projetée dans un autre secteur de Sarzeau, car il était impossible, loi littorale oblige, de construire sur les terres de Beau Soleil elles-mêmes, trop proches de l’eau. Le projet s’est néanmoins heurté à une opposition forte, de la part notamment des riverains, le conduisant finalement à y renoncer.
Le Golfe : une proximité à double tranchant
La proximité immédiate du Golfe pose ainsi un certain nombre de bornes à l’exploitation de la ferme. Cela concerne d’abord l’amendement, et l’impossibilité d’épandre du compost sur les terres les plus proches de l’eau – en lien avec les risques de contamination bactériennes pour la conchyliculture. Paradoxe selon les Morice : « parce que les ostréiculteurs sont pour qu’il y ait de l’azote dans l’eau, parce que ça nourrit leurs huitres » … ces terres ne sont donc utilisables que pour le pâturage. Par ailleurs l’interdiction de construire de nouveaux bâtiments (agricoles ou d’habitation), contraint – comme ça a été le cas pour le projet d’atelier poules pondeuses – les perspectives en termes de transmission. S’ajoute le droit de préemption du conservatoire du littoral sur les anciens bâtiments en pierre de la ferme, qui ne peuvent pas être vendus en dehors de la transmission familiale.

Malgré tout, pour Claudine et Guénaël, habiter au bord du Golfe semble une importante source de joie : « on est bien, moi je vais me baigner que là, pas sur la côte. Il y a de l’eau je me baigne, Il n’y a pas d’eau je me baigne pas. Quand Il n’y en a pas, des fois je prends le kayak et je traverse la baie, je me baigne de l’autre bord, s’il n’y a pas d’eau assez ici. (…) Et puis on est tous seuls. Toutes les terres autour c’est chez nous. Ça, ça n’a pas de prix. Ça n’a pas de prix pour la tranquillité ».
Cultiver tout au bord de l’eau représente aussi un attrait pour les gîtes. Sur le site de réservation du gîte Mer, qui a pris place dans l’un des bâtiments de la ferme, les photos du Golfe voisinent avec les portraits d’oies, de poussins, de veaux…annoncent la couleur. Les visiteurs sont invités à participer à la vie des lieux : « Vos enfants seront heureux de caresser les petits veaux, câliner le poulain, les biquettes… Ils pourront participer au jardinage et à la vie de la ferme : ramasser les œufs, les pommes… ». Enfin, cette situation offre d’autres opportunités plus surprenantes : plusieurs téléfilms policiers ont été tournés sur la ferme ces dernières années, attirés par le son exceptionnel panorama.
Sous l’œil de la caméra
Deux épisodes de la série T.V. Un crime parfait ont ainsi eu comme cadre la ferme de Beau Soleil. Les histoires de meurtres qu’ils relatent sont en prise avec les réalités actuelles du monde agricole. Pour les éleveurs, elles sont très vraisemblables, même si l’équipe de production des téléfilms, envahissant leur salle à manger le temps du tournage, en a remplacé quasiment tous les meubles pour créer son décor.
Au fil de la discussion, je découvre des exploitants agricoles qui doivent composer avec leur image, dans la mesure où ils sont largement exposés aux regards, au-delà du cas assez particulier des tournages qui prennent leur lieu de vie comme cadre. Cela commence avec les médias qui les sollicitent régulièrement pour des reportages, ce qui n’est pas pour leur déplaire. Cela se poursuit avec les occupants des gîtes : « j’ai vu jusqu’à neuf personnes avec moi pour ramasser les œufs, et le papi avec le caméscope, pour ramasser une douzaine d’œufs » … Mais l’ignorance des urbains face au monde agricole représente un sujet de blagues, autant qu’elle offre des occasions de transmission : « les petites pincées qu’on leur donne, ça va rester là-haut, ça leur fera peut-être voir les choses autrement ».

C’est plus difficile avec les promeneurs qui arpentent le sentier littoral, et contemplent le spectacle des paysans à l’œuvre, comme l’explique Claudine : « Quelques fois je prends la pause. (…) Allez, paysanne bretonne en voie de disparition. Allez-y, prenez-moi en photo. » Ainsi l’attention dont les agriculteurs font l’objet, de la part des gens de passage comme de leurs riverains, est ici qualifiée de « surveillance » et identifiée un sujet de lassitude. La ferme n’accueille ainsi par exemple plus de woofers, échaudés par des jugements parfois hâtifs, nourris selon eux, d’une vision idéalisée des méthodes anciennes de travail de la terre : « ils verront quand ils auront 55 ans, 60 ans, marcher tout le temps dans les terres à suivre des chevaux, nos anciens, qui ont travaillé la terre de cette façon-là, ils étaient épuisés avant l’âge. ».
La ferme du bord de l’eau n’a d’autre choix, dans ce contexte de forte attractivité touristique, que de se donner comme spectacle. Les éleveurs ont d’ailleurs eux-mêmes fait tourner un film à l’aide d’un drone pour présenter leur gîte… Il s’agit dès lors de conserver, autant que faire se peut, le contrôle sur son image, autant que sur son lieu de travail et de vie.
* La filière Bretagne viande bio regroupe autour de 500 élevages au niveau régional, les produits qui en sont issus sont notamment vendus dans le réseau Biocoop.