Eté 2019. Nous nous retrouvions avec Christophe Le Hannier, lors de la distribution hebdomadaire « Paniers du cap » à la maison communale de Pont-Croix. Installés en maraichage bio avec sa compagne Isabelle Da Silva depuis 2011, ils sont alors en pleine réflexion sur la commercialisation de leur production, qu’ils écoulent alors essentiellement par un système de pré-commande en ligne au sein d’une association de consommateurs, avec livraison hebdomadaire, ainsi que sur un marché saisonnier estival.
Après la distribution, nous nous retrouvons à la ferme pour continuer la discussion, avec Isabelle, Christophe et leur fille. Une cagette de tomates cerises sur la table, un verre de cidre, et la parole en partage.
Automne 2020. A l’heure où j’écris ces lignes, les choses ont un peu changé. Le magasin « Aux Petits Oignons, maraîcher / marmiton » a ouvert ses portes sur la place principale de Pont-Croix, entre la boulangerie et le restaurant. On y trouve des légumes bruts, mais aussi lavés et coupés, cuisinés en soupe, purée, quiches et cakes… L’enseigne figure même dans les brochures touristiques du Cap Sizun.
Retour sur le parcours d’Isabelle et Olivier, de leur choix de s’installer comme cultivateurs à Pont-Croix, jusqu’à l’ouverture de leur boutique.
Des bancs de la fac aux sillons du cap
Christophe a grandi dans un petit bourg, aujourd’hui absorbé dans l’agglomération de Saint-Brieuc. Ses racines sont urbaines et ouvrières. Son père est tailleur de pierre dans les carrières de granit, sa mère travaille à la chaîne dans l’industrie agro-alimentaire. Isabelle, elle, a grandi à Pont-Croix. Elle aide à cultiver un jardin vivrier qui occupe une petite portion d’une ferme, alors à l’abandon :
« Mon grand-père était devenu fossoyeur, donc ça faisait peut-être trente ans que la ferme elle était en dormance, il n’y vivait même pas. Parce qu’il était fossoyeur, il avait une toute petite retraite et pas assez d’argent pour entretenir ici. Donc lui il vivait à la cité HLM, aux Ramiers. Et par contre il exploitait un peu les terres, il faisait du potager qu’on vendait au marché, déjà. Mais qui était juste vivrier, on avait 3 – 4000 m2, on vendait des pommes, et des haricots en rame au marché. Donc ça c’était pour aider à la retraite du grand-père. Et moi mes vacances, c’était pour payer mes études un peu. »
Isabelle et Christophe se rencontrent étudiants à la fac de Rennes. Quand Isabelle hérite des quelques arpents de terre et de l’ancienne ferme inhabitée, ils s’y installent ensemble : voici « trois hectares de liberté » qui s’ouvrent devant eux.
Passionnés par les peuples premiers d’Amérique du Nord, ils ont dans l’idée de créer un lieu d’accueil dédié à la pratique de l’art et aux découvertes culturelles, avec hébergement en tipi. En attendant, ils travaillent à tour de rôle dans la grande distribution pour faire chauffer la marmite. Au cours de leurs recherches, ils réalisent rapidement que pour mettre en œuvre un tel projet d’accueil sur des terres agricoles, il faut être…agriculteur ! Après tout, pourquoi pas ? Christophe se lance dans le BPREA (Brevet Professionnel Responsable d’Exploitation Agricole).
La course aux débouchés
L’exploitation démarre en 2011. La Dotation Jeune Agriculteur (DJA) permet d’acquérir le matériel nécessaire, car la ferme à l’arrêt est alors une coquille vide. Christophe et Isabelle doivent ensuite déployer une certaine énergie pour se faire une place sur les marchés du Cap, entre négociation avec placiers, mairie et producteurs déjà présents. Un temps, c’est devant un supermarché Super U que les maraîchers installent leur étal. Après tout, cela permet aussi de toucher une autre clientèle, celle qui ne fréquente pas les marchés.
Avec l’appui du maire de Pont-Croix, ils prennent finalement place au marché d’été, le mardi soir. D’autre part, suite à une pétition, ils obtiennent de pouvoir vendre à Audierne le samedi matin. Le marché d’Audierne compte quatre maraîchers en agriculture biologique. Là, les décalages de pratiques culturales, mais aussi de prix pratiqués, peuvent créer des différends entre producteurs :
« Nous on arrive avec notre logique, c’est de produire des légumes pour tout le monde. Donc ça va avec les prix qui vont avec. Ça veut dire que moi j’ai conscience que mes produits sont toujours trop chers pour certaines personnes, mais je fais un effort. Ça veut dire que je travaille aussi sur certaines variétés, notamment des variétés hybrides, mais…pour permettre aux gens d’accéder à des produits de qualité, et les faire venir à la vente directe. »
Le couple cultive, à deux, 1 hectare en pleine terre et 1300 m2 de serres froides, sans demander les aides de la PAC, et sans accueillir de « Woofer »*, car ils ne se reconnaissent pas dans l’idée d’accueillir des travailleurs bénévoles.
« [les fraises demandent] 3 heures de récolte tous les jours de mi-avril à …jusqu’aux premières gelées. Et on complète avec tous les légumes. Donc ça fait un jour de récolte, un jour de vente, tac-tac, et on n’est que deux. »
Or un constat s’impose rapidement. La vente directe est très gourmande en temps. Cherchant à simplifier les choses, ils initient finalement le système de précommande en ligne « Ici et Maintenant », en créant une association dans laquelle ils invitent d’autres producteurs bio du cap, comme eux installés récemment. Ce système est moins gourmand que la vente sur les marchés et permet une mutualisation des moyens entre producteurs, comme l’explique Christophe :
« On pouvait récolter que ce qu’on avait en commande, donc il n’y avait pas de perte, (…) rationaliser notre travail, c’était vraiment l’idée, justement. Moi je suis pour le développement des micro-fermes familiales. Donc ça veut dire un couple qui travaille pour, pour gagner sa vie, basta. Et dans ces cas-là, le temps, quand on est en faible effectif, c’est très important, parce qu’on peut vite en perdre, et ce moyen nous permettait de gagner du temps. »
L’assolement commun, sur lequel aurait pu constituer un degré de mutualisation de plus, sur lequel ils ont tenté d’engager le collectif, mais les associés n’ont pas suivi.
Les débouchés en magasin bio existent également, puisque le Cap compte une épicerie et deux grandes surfaces biologiques. Néanmoins travailler avec ces acteurs leur pose un dilemme éthique, relatif aux ententes sur les prix. En effet, que cela soit via des accords oraux ou écrits, les magasins exigent de plus en plus des producteurs qu’ils ne vendent pas en direct à des prix inférieurs à ceux pratiqués en boutique. Par exemple, la tomate vendue à 3,90 euros/kg en Biocoop, ne peut pas être vendue par un maraîcher qui fournirait l’enseigne, à un prix moindre sur le marché. En conséquence, selon Isabelle, « le prix producteur n’existe plus ».
Rebondir encore
Suite à un deuil, Christophe se voit obligé de faire une pause dans l’exploitation de la ferme. Une déception s’en suit : la solidarité espérée n’est pas au rendez-vous du côté des autres membres de l’association de producteurs, dont ils se retrouvent finalement exclus. Même déception du côté des débouchés en magasin, qu’ils ne retrouvent pas tous à la reprise de l’activité : d’autres ont pris la place. Il faut donc encore rebondir. C’est là qu’intervient la création à Pont-Croix de Paniers du cap : il s’agit cette fois d’une association de consommateurs, qui rassemble plutôt les exploitations historiques du Cap Sizun.
Enfin, vient l’idée de la boutique, gage supplémentaire d’indépendance, de liberté aussi, pour Isabelle et Christophe qui cherchent avant tout à se garantir contre la précarité. Ils s’associent donc pour créer une « légumerie paysanne ». Un abri pour s’épanouir, un pas de porte pour avancer, en s’accrochant aux valeurs de sincérité, de labeur, et de partage des richesses qui sont les leurs.
Qu’un enfant d’ouvrier (re)devienne paysan, pour certains, c’est l’histoire qui tourne à rebours. Et pourtant. Christophe, le plus bavard des deux associés, partage sa vision des choses en ces mots :
« Si je n’avais pas eu cette opportunité, jamais je ne serais devenu paysan, (…) et je pense qu’au final j’ai acquis ma liberté grâce à ce travail, j’adore ce travail, c’est ma passion, et moi c’est mon cheval de bataille de dire, tous ces pauvres, ces enfants de pauvres (…) ils attendent justement le samedi, le week-end pour pouvoir se reposer, j’aimerais qu’on leur laisse un coin dans leur cerveau pour leur dire c’est peut-être possible que tu atteignes ta liberté au travail, dans ce cadre-là, c’est possible. Nous on peut l’atteindre. [Nourrir] entre 50 et 70 familles, c’est rien. Alors c’est difficile, mais c’est que, allez en soi c’est rien, ce n’est rien du tout (…) des pauvres gens, on pourrait leur donner la liberté. »
Et Isabelle de conclure :
« Oui, mais il faut partager la terre. »
Marine Legrand
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* le Woofing est un système international d’accueil de bénévoles dans les fermes en agriculture biologique, qui travaillent aux champs quelques heures par jour en échange du gîte et du couvert.